Par Stéphane Renard Fine Art
Au dos une gravure du XVIe siècle représentant la chute d’Icare (reproduite ci-dessous), peut-être par Angelo Falconetto (Vérone 1507 – 1567). Cette gravure ne semble pas être répertoriée.
Ce dessin vigoureux est clairement inspiré des nombreuses compositions réalisées sur le thème de l’Ecce Homo par Titien et son atelier à la maturité du peintre. Le caractère foisonnant de la composition, l’expressionnisme avec lequel sont traités les personnages et les multiples variations par rapport aux œuvres du Titien nous amènent cependant à y voir l’œuvre d’un artiste original, peut-être d’origine étrangère, appartenant au cercle périphérique de ce que l’historien d’art Enrico Maria del Pozzolo a appelé le « système solaire de Titien ».
1. Titien, artiste phare de la peinture vénitienne du XVIe siècle et ses botteghe
Tiziano Vecelli (ou Vecellio) dit Titien ou Le Titien en français est né entre 1489 et 1490 à Pieve di Cadore en ...
... Vénétie dans une famille aisée de militaires et d’hommes de loi. Il rentre vers 15 ans dans l’atelier de Giovanni Bellini où il se lie avec Giorgione, de dix ans son aîné, qui lui fait découvrir un style pictural nouveau, dans lequel les formes sont définies par la couleur et la matière, en s’affranchissant ainsi des dessins sous-jacents minutieux caractéristiques de la peinture de Bellini.
Titien devient le peintre officiel de la République de Venise à la mort de Bellini en 1516. Considéré comme un des plus grands portraitistes de son époque, sa célébrité s’étend à l’Europe entière et il devient le peintre attitré des plus grandes familles européennes : les Gonzague, les Farnese (Alessandro Farnese, dont il exécutera plusieurs portraits, est élu pape en 1534 sous le nom de Paul III), les Habsbourg (il se rendra en 1548 à Augsbourg pour réaliser le portrait de Charles Quint et le roi Philippe II d’Espagne, son successeur devient ensuite le principal commanditaire de l’artiste).
Le succès de Titien repose également sur la mise en place d’un atelier large et polyvalent, qui assure, aux côtés de l’assistance traditionnelle dans la réalisation de certaines peintures, l’édition de nombreuses gravures sur bois permettant une large diffusion des œuvres du maître. Longtemps ignorées par l’histoire de l’art, les figures de ces différents élèves, l’organisation de cet atelier et les interactions des élèves avec le maître sont au cœur des études contemporaines sur l’artiste.
2. Une composition complexe aux accents expressionnistes
Exécutée à la pierre noire avec une grande virtuosité, la composition de notre dessin est complexe, voire légèrement confuse et reflète vraisemblablement plusieurs phases d’exécution, si ce n’est plusieurs mains.
La scène s’organise autour du personnage du Christ et d’un bourreau coiffé d’un bonnet phrygien. Le Christ est présenté à mi-corps, légèrement en biais, le torse nu, les épaules drapées dans un manteau, les mains jointes que l’on imagine entravées par des liens. Sa tête comme alourdie par la couronne d’épine est penchée légèrement en avant. Les yeux et la bouche sont creusés par la pierre noire posée comme en surépaisseur pour mieux exprimer la douleur.
L’homme coiffé d’un bonnet phrygien tient de sa main droite un fouet alors que sa main gauche, à peine esquissée, semble écarter la tunique du Christ comme s’il s’apprêtait à le flageller.
Deux autres hommes, qui pourraient avoir été rajoutés par la suite, occupent l’espace entre le bourreau et le Christ. A la gauche de Jésus, légèrement en retrait, se trouve enfin un vieillard barbu coiffé d’un turban. Le bras gauche levé, il tend la paume de sa main dans un geste de stupeur. Son visage assez finement exécuté contraste avec la main représentée de manière très fruste. Ce personnage pourrait lui aussi avoir été rajouté après coup car il ne s’insère pas parfaitement derrière le couple formé par Jésus et son bourreau.
Cette frise est complétée au premier plan à gauche par deux personnages supplémentaires représentés de trois-quarts. Sobrement esquissées mais avec une grande fluidité, seules leurs têtes émergent, comme si le Christ et ses bourreaux étaient situés sur un piédestal au-dessus d’une foule nombreuse.
Enfin, sur la droite de la composition est représenté un deuxième soldat casqué, dont on devine la musculature sous la cuirasse. Il fixe intensément de son regard celui du Christ. Révélant une certaine maladresse chez le dessinateur, il est plus petit que les autres personnages et ce bien que situé au premier rang.
3. L’Ecce Homo, un sujet de prédilection du Titien au crépuscule de sa vie
A partir des années 1540 Titien et son atelier représentent à de multiples reprises le Christ de douleur pour leurs principaux mécènes. Dans ces tableaux, Titien revient au format des représentations à mi-corps qu’il avait pratiquement abandonné depuis 1520 et recentre la composition (par rapport au tableau de 1543) sur le personnage du Christ, qui est représenté seul ou accompagné d’un cercle étroit de quelques personnages. Les yeux baissés et la tête légèrement inclinée, le Christ du Titien semble calmement résigné à son sort. Impuissant et soumis, il suscite un profond pathos chez le spectateur.
Différentes versions seront exécutées par Titien et son atelier jusqu’à la fin des années 1560. La version qui nous semble la plus proche de la partie droite de notre dessin est celle qui est conservée au Musée du Prado (dernière photo de la galerie). Bien que de qualité inégale, il est intéressant de noter le geste de la main de Pilate, tendant la paume de sa main gauche vers le spectateur, comme pour se distancier de la décision que prendra la foule.
4. Un dessin profondément original, au risque de la confusion
Un certain nombre d’éléments détonnent par rapport à ces représentations de l’Ecce Homo et démontrent une certaine confusion entre ce thème et d’autres épisodes de la passion du Christ.
Le personnage coiffé d’un bonnet phrygien sur la droite tient une verge de sa main droite, comme s’il s’apprêtait à flageller le Christ. Cette scène, bien que se déroulant également dans le Palais de Pilate, est antérieure à l’Ecce Homo à proprement parler et n’est accompagnée ni par la présence de Pilate, ni par celle de la foule comme ici.
Il est également difficile de reconnaître Pilate dans le personnage barbu coiffé d’un turban à la gauche du Christ. Alors que la main gauche levée, la paume tendue vers le spectateur évoquent bien le geste de Pilate dans le tableau du Prado, son costume oriental semble incompatible avec le personnage de Pilate et nous amène à y voir plutôt une représentation d'Hérode, souvent représenté en habit orientaux. Cet épisode qui n’apparait que dans l’Evangile de Saint Luc (23 8-12) s’intercale entre deux comparutions devant Pilate : «après l’avoir, ainsi que ses gardes, traité avec mépris et bafoué, Hérode le revêtit d’un habit splendide et le renvoya à Pilate ». Il nous semble que c'est vraisemblablement la scène qui est représentée ici.
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