Par Galerie Léage
Italie, Naples, vers 1740
Écaille de tortue piquée d’or, nacre gravée
Exemple similaire :
- Anonyme, Plateau en piqué, acquis par la reine Mary en 1939, XVIIIe siècle, Angleterre, Royal collection Trust (inv. RCIN 22285)
Ce plateau est de forme chantournée en écaille de tortue à bords peu profonds et rebord mouluré, incrusté de nacre gravée et piqué d’or. Son décor comporte diverses scènes. Sur la gauche, un homme assis sous un arbre est approché par un autre homme tendant vers lui son bras gauche, sur lequel pend un panier ; entre eux un chien allongé le regarde. Tous deux portent des chapeaux. Sur la droite et de dimensions légèrement inférieures un homme assis tourne le dos à une structure à arcade de forme classique. Au-dessus, un dernier petit paysage formé d’une bâtisse de forme géométrique et d’une tour complète l’ensemble. La bordure est ornée aux quatre angles de coquilles accompagnées de rinceaux.
La technique du piqué
Ce ...
... plat est décoré selon la technique du piqué mêlant écaille, nacre et or, qui s'est développée à la fin du XVIIe siècle et dans la première moitié du XVIIIe siècle en Europe.
Le procédé technique consiste à assouplir l’écaille en la chauffant à très haute température ; puis en la réhydratant avec de l’huile, on y incruste alors des motifs en nacre, des filets d’or ou d’argent, sans avoir recours à aucune sorte de colle. On obtient ainsi des compositions de trois matières d’une grande délicatesse.
Le piqué regroupe diverses techniques, décrites pour la première fois en 1751 dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert dont plusieurs sont utilisées ici. On retrouve ainsi, en plus de l’incrustation de motifs de nacre ou de plaquettes d’or sous forme de plaques, le piqué- point d’or. Ce terme consistait à remplir de minuscules trous avec de l’or, de l’argent fondu ou de la nacre, formant alors des pointillés, le coulé, consistant dans le même procédé mais utilisé pour remplir des filets. Ces techniques furent appliquées sur des objets très divers, comme des plateaux, des boîtes, des tabatières ou encore des manches.
La forme de ce plat est habituelle aux artisans réalisant les piqués. Son large fond leur permet de déployer une riche iconographie et des scènes historiées. L’or est souvent utilisé de manière ponctuelle, pour mettre en valeur des détails précis, comme ici les chapeaux, le panier ou le feuillage.
Un piqué italien
Le mélange des trois matières précieuses que sont l’or, la nacre et l’écaille date de l’Antiquité, il serait dont vain de chercher la genèse de l’origine du piqué. On peut cependant constater que ces trois éléments étaient généralement associés deux à deux jusqu’au milieu du XVIIe siècle. S’il est difficile d’attribuer de manière certaine l’invention de cette technique aux napolitains. Elle atteint son apogée à Naples durant la première moitié du XVIIIe siècle, à la cour du royaume de Naples et des Deux-Siciles même si elle fait également école en Allemagne et en France. Nombre d’objets sont ainsi créés pour Charles de Bourbon, roi de Naples en 1734, qui, transforma son royaume en l’une des cours d’Europe les plus resplendissantes et cosmopolites. À l’origine de l’érection des palais de Capodimonte, Caserte, Portici et de la rénovation du palais royal, il soutint également les fouilles d’Herculanum et Pompéi. Le souverain protégea et encouragea par ailleurs les arts, en créant des manufactures de porcelaine à Capodimonte, de tapisseries et d’armes, et récupéra l’atelier de pierres dures de Florence. Il favorisa enfin la création de nombreux objets piqués par des artistes appelés tartarugari - les tabletiers ou écaillistes - en leur accordant un régime privilégié. Les plus célèbres d’entre eux, Giuseppe et Gennaro Sarao, Antonio de Laurentis, Julian Tagliaferro ou Nicola de Turris sont installés sur la place du palais royal, les Sarao tenant une place à part. Ainsi, s’ils ne sont probablement pas les inventeurs de cette technique, ils surent associer à une grande virtuosité technique et un sens unique de la composition et du dessin. Portant des prénoms commençant pas la même lettre, il est difficile de distinguer leurs œuvres puisque les objets sont toujours signés des initiales du prénom. Giuseppe est déjà cité en 1735 comme bien établi, on peut donc supposer que sa carrière commença dans les années 1720. Gennaro, probablement son fils, est mentionné pour la première fois en 1741. On lui attribue généralement des objets moins chargés que ceux de Giuseppe, datant du milieu du XVIIIe siècle. Si ce piqué ne leur est probablement pas attribuable, le rapprochement avec leurs œuvres permet de situer sa création dans la sphère napolitaine aux alentours de 1740. À cette époque, le style rocaille s’allège, associant à des figures plus grandes et des fonds plus aérés que dans les années 1720- 1730. Le décor de Chinois est alors fréquent, probablement suscité par l’analogie entre les couleurs des écailles piquées et la laque orientale.
Le décor de ce plat est probablement issu des gravures d’ornements, en général inspirées voire copiées des modèles français dont la ville d’Augsbourg s’était fait une spécialité, gravures qui étaient diffusées dans toute l’Europe. Ainsi, celles de Martin Engelbrecht (1684-1756) datées des environs de 1730, et sont ponctuées de danseurs, chasseurs, chars triomphaux et soldats, et peuvent avoir inspiré les personnages de ce plat aux tartarugari.
Les objets en piqué suscitèrent l’engouement des collectionneurs dès le milieu du XIXe siècle. La famille royale britannique, les ducs d’Hamilton, les Rothschild en Angleterre ou en France, ou encore les marquis d’Hertford se disputèrent alors les pièces les plus fameuses dont certaines figurent encore aujourd’hui à la Wallace Collection, à Waddesdon Manor ou au Louvre. Au XXe siècle, la reine Mary (1867-1953), épouse de Georges V, est une collectionneuse passionnée. Après le décès de son époux, en 1936, elle rassembla un extraordinaire ensemble de plus de deux cents objets en piqué. Un plateau très similaire à celui-ci y figure.
Bibliographie
Luciana Arbace, L’arte della tartaruga: le opere dei musei napoletani e la donazione Sbriziolo- De Felice, Naples, F. Fiorentino, 1995.
Geoffrey de Bellaigue, The James A. Rothschild collection at Waddesdon Manor. Furniture, clocks and gilt bronzes, II, London, Philip Wilson, 1974.
Alvar Gonzáles-Palacios, Il tempio del gusto: Roma e il Regno delle due Sicilie, Milano, Longanesi, 1984
Alexis Kugel, Complètement piqué. Le fol art de l’écaille à la cour de Naples, Paris, Éditions Monelle Hayot, 2018.