Une société aussi raffinée que celle de l’Ancien Régime - pour ne pas mourir d’ennui - a constamment besoin de nouveauté, a besoin de surprendre et d’être surprise. Au XVIIIème siècle arrive un engouement pour les meubles qui dissimulent des mécaniques et des crémaillères actionnées par des manivelles, qui introduisent une note de fantaisie comme la table à écrire ou la table « à la Tronchin ».
La « table Tronchin » ou bureau « à la Tronchin » est créée sous le règne de Louis XVI par le médecin Théodore Tronchin (1709-1781) d’origine genevoise. A l’époque, il effectue des recherches sur les maladies osseuses - conséquences fréquentes d’une mauvaise position adoptée par les architectes à leur table de travail. Il préconise alors l’emploi d’une table pour laquelle on incline le plateau - selon que l’on souhaite être levé ou assis - afin de soulager le dos de ses utilisateurs.
Bien qu’attribuée aujourd’hui à Théodore Tronchin, il est difficile de savoir qui exactement inventa cette table, en vérité déjà bien connue à son époque, mais jusque-là réservée à de rares privilégiés. L’inventaire du château d’Angers en 1401 mentionne ainsi une table semblable. Philippe II d’Espagne et Mazarin, possèdent eux aussi un meuble analogue. Tronchin contribue donc au renouveau et perfectionnement d’un meuble oublié, lui donne ses lettres de noblesse et lui prête son nom. Comme toutes les choses utiles au goût du jour, celle-ci fut abondamment imitée, sans que son inventeur songe à se plaindre. Contemporain de Tronchin, le sieur Louis Dufour, maître ébéniste à Paris, fabrique de même une « table pour écrire qui se hausse et se baisse à volonté ». Le 1er octobre 1777, Le Mercure de France en donne même une description assez complète : « Le sieur Dufour, maître menuisier-méchanicien, vient d’imaginer une table qui se hausse et s’abaisse en faisant tourner une simple manivelle. Elle se fixe au point où on la désire et descend avec la plus grande facilité ; tout le méchanisme est caché dans le milieu de la table et dans les pieds de cette dernière, ce qui n’exclut pas les tiroirs, comme aux autres tables. Cette table est très commode pour les asthmatiques qui ne peuvent guère écrire que debout ».
Après le coffre et le siège, la table est le meuble le plus occidental, le plus répandu et le plus ancien. Depuis les simples planches posées sur des tréteaux, au Haut Moyen Age, jusqu’au plus raffiné des guéridons, la table a été déclinée sous de multiples formes en fonction des besoins et des modes.
Aux XVIIème et XVIIIème siècles, les tables de petit format aux nombreux usages se multiplient : la table « à café » - apparue sous Louis XIV avec l’importation du café d’Arabie - qui provoque un engouement extraordinaire, la table « rognon » ou « haricot », la table à roulettes, la table à en-cas ou encore la table « mouchoir ». Sous Louis XVI, les tables se font plus légères. La mode est également aux tables mécaniques. Ainsi - en un coup de manivelle - telle petite table se transforme en pupitre à écrire, ou encore telle commode en un bureau-secrétaire aux formes insolites. Au nombre de ces meubles mécaniques, la table d’architecte dite « à la Tronchin » est un bel exemple du genre.
La table « à la Tronchin » se présente comme une table rectangulaire, montée sur quatre pieds évidés et dans lesquels s’adaptent des montants de bois, surmontés d’un pupitre, plat ou incliné, au gré de chacun - que l’on abaisse ou élève au moyen d’une crémaillère. Elle est le plus souvent réalisée en acajou et placage d’acajou, exceptionnellement en bois de placage et/ou en marqueterie.
Il existe deux principaux modèles de table « à la Tronchin ». Le premier modèle, le plus élaboré, comporte une manivelle que l’on tourne pour enclencher un mécanisme de crémaillère qui élève ainsi le plateau. Ce modèle, quelque peu complexe, est alors réservé aux plus aisés. Le second modèle, plus simple, ne possède pas de manivelle. Les deux crémaillères s’activent dans ce cas par un système de coulissement au niveau des pieds.
Tout au long du XIXème siècle, les ébénistes français et anglais continuent à perfectionner ce meuble, lui ajoutant des tirettes et tiroirs, lui assurant une plus grande stabilité. Le « meuble à trois fins » peut ainsi être considéré comme une adaptation de la « table Tronchin ». Sorti au cours du règne de Louis XVIII, de l’atelier de Huret, ingénieur du Roi à Paris, il possède à la fois une fonction de lutrin, de table à écrire et de commode. Il présente la particularité d’être encore un meuble à quatre faces. Malgré sa praticité, la « table Tronchin » ne dure pas, délaissée d’abord par les salons à mode, puis remplacée par les pupitre fixes ou bureaux à gradins.
Aux environs de 1840, on la trouve encore dans quelques bureaux d’architectes et de dessinateurs. Aujourd’hui, la « table Tronchin » figure au rang des curiosités, très recherchée par les amateurs de meubles témoins d’une époque révolue, tant pour son aspect utile que décoratif.
Parmi les ébénistes les plus célèbres de leur époque, Joseph Canabas ou encore Louis Dufour mettent à l’honneur la table « à la Tronchin ». Leurs meubles se transforment avec eux en de vrais « bijoux de mécanismes » laissés à nus.
Joseph Gengenbach dit Canabas (1715-1797) – maîtrise en 1766 : D’origine allemande, Canabas arrive à Paris dans les années 1740. A la fois ébéniste et menuisier, il utilise aussi bien le placage que le bois massif. Ses talents furent employés à cette époque par des ébénistes fameux, comme Jean-François Oeben ou Pierre Migeon. Le livre des ouvriers de ce dernier, qui est aussi marchand, témoigne des livraisons de meubles de Canabas jusqu’en 1761. Une fois obtenues ses lettres de maîtrise, il déploie son activité au service d’une clientèle privée et quelques marchands. Canabas s'impose alors comme un spécialiste des meubles fantaisies, pratiques et souvent de conception nouvelle. Il réalise ainsi un grand nombre de meubles menus et soignés au cours de sa carrière. La manière de Joseph Canabas est très particulière : il emploie des bois d'acajou d'une qualité exceptionnelle, d'une admirable couleur, d'un grain très serré et il se distingue dans la perfection de leur ébénisterie. Une sobriété extrême est de mise et ne laisse place pour tout décor qu’à quelques moulures discrètes. Les bronzes sont pratiquement absents.
Louis Dufour – maîtrise en 1764 : Ce menuisier, établi successivement rue de Vaugirard, dans le faubourg Saint-Germain, puis rue Saint-Hyacinthe, travaille jusqu’au début de la Révolution. Il est spécialisé dans les meubles à mécanique et fabrique notamment des fauteuils de malades transformables en lit, des échelles de bibliothèque et des tables à plusieurs usages.
David Roentgen (1743-1807) – maîtrise en 1780 : Justement célèbre pour son exceptionnel talent et sa personnalité, cet ébéniste d’origine allemande ne posséda jamais d’atelier à Paris. Il y ouvre tout de même un dépôt après y avoir obtenu ses lettres de maîtrise et travaille pour de nombreux clients français, notamment le Roi et la Reine. Les marqueteries constituent l’un des aspects les plus typiques de la manière de Roentgen. Tableaux de marqueterie, tant dans la finesse des motifs que dans les nuances de teintes, d’une qualité technique sans équivalent, elles représentent des bouquets et des guirlandes de fleurs suspendus à des rubans, des oiseaux perchés, des insectes, des trophées ou encore des paysages avec architectures et personnages. Ces marqueteries remarquables habillent notamment des commodes, des encoignures et des petites tables. Son bois favori est l’acajou mais il utilise aussi des bois tels que le bois de violette, la loupe de noyer et l’ébène. Le second volet caractéristique de l’œuvre de Roentgen est celui des meubles mécaniques avec leur mécanisme à secret. Une simple aiguille permet ainsi de déclencher l’ouverture d’un meuble, un bouton, dissimulé sous la ceinture libère des tiroirs sans poignée et quantités de systèmes d’une grande ingéniosité et d’une grande complexité font surgir des pupitres, des tablettes, des miroirs de toilette ou des casiers secrets qui équipent toute sorte de meubles comme la table « à la Tronchin ».