Par Emmanuel Redon - Expert CNE
Emmanuel Redon, membre du CNE est spécialisé dans l’orfèvrerie française des XIXe et XXe siècles. Il est l’auteur du livre « Ornements : Orfèvres d'exception au XIXe siècle » paru en 2017.
Ce magnifique vase en argent réalisé par Odiot pour le Jockey Club fut gagné par « Nougat » qui appartenait au comte Frédéric de Lagrange en avril 1876 lors du Prix de Chevilly, avant d’être présenté à l’Exposition Universelle de 1878 à Paris.
Le vase est décoré d’une scène allégorique de la Musique et de la Mer figurant un cortège de Centaures, amours musiciens et Néréides exécutée d’après le tombeau des Néréides, datant du milieu du IIe s. après J.-C., et conservé aujourd’hui au musée du Louvre. Les Néréides étaient les filles de Nérée et de Doris, elles vivaient au fond de la mer dans le palais de leur père, passant leur temps à filer, tisser et chanter, s’amusant parfois avec les tritons et les dauphins ; elles secouraient les marins mais aussi les hommes en général car elles étaient par nature bienfaisantes.
Le décor de ce sarcophage a été beaucoup copié depuis son acquisition en 1815 (saisie napoléonienne, 1798, échangé en 1815), et le thème des Néréides est souvent intégré dans différents décors ou ornements.
Le choix de la scène comme celui des ornements est attribuable directement ou indirectement à plusieurs artistes-décorateurs de l’époque qui ont exploité avec beaucoup de succès le style Néo-Renaissance italien : Félix-Jacques Duban (1797-1870), Jean-Jacques Feuchères (1807-1852) et Jean-Baptiste-Jules Klagmann (1810-1867).
Contemporains, ils se rencontrent sans doute à l’école des Beaux-Arts de Paris dont Duban est l’un des architectes alors que Feuchère y enseigne et Klagmann y complète sa formation de sculpteur sous la tutelle de Feuchère. Tous sont largement marqué par la Renaissance italienne qui déferle sur l’architecture et les arts décoratifs du XIXème siècle en général et qu’ils intègrent à leur vocabulaire historiciste.
En tant qu’aîné et en raison de sa formation, Duban est finalement sans doute l’impulsion créative initiale, puisque c’est lui qui ramène tous ces motifs de son séjour en Italie. En effet Duban reçoit le prix de Rome en 1823 à une époque où la Grèce et l’Italie méridionale n’avaient pas encore été explorées. Il se développe alors rapidement une grande affinité pour le style pompéien (qui lui vaudra d’ailleurs le sobriquet « le Pompéien ») ainsi que pour la Renaissance italienne. Connu surtout pour ses grands travaux de restauration : Blois, la Sainte-Chapelle, Chantilly, l'Ecole des beaux-arts, il rénove aussi des demeures prestigieuses comme Dampierre. Il travaille aussi en collaboration avec les plus grands orfèvres de son époque dont Froment-Meurice pour qui il réalise les compositions pour la toilette de la duchesse de Parme mais aussi Charles-Nicolas Odiot qui le sollicite vers 1835 pour le grand service du baron Salomon de Rothschild. Il ne reste aujourd’hui aucune trace de ce service hormis une douzaine de dessins dont onze sont conservés à la Kunstbibliothek de Berlin, et ce dessin ici illustré, au Musée d’Orsay. Encore une fois c'est la Renaissance qui triomphe, combinant griffons, têtes de béliers, putti, mascarons et rinceaux, godrons et rangs de perles.
Si le dessin de ce vase peut être attribué à plusieurs ornemanistes, sa réalisation peut également être attribuée à deux familles d’orfèvres : les Froment-Meurice et les Odiot. Les deux comptent parmi les plus grands orfèvres du XIXe siècle de par leur créativité comme de par leur habilité technique. Bien qu’aucune collaboration n’ait jamais été clairement établie entre les deux maisons, il semble inévitable qu’ils se connaissaient, se respectaient et faisaient sans doute appel à chacun en cas de besoin. En effet, les échanges entre orfèvres ont toujours été monnaie courante et cela encore après l’abolissement du système corporatif après la Révolution française ; les orfèvres avaient donc recours à la sous-traitance pour les commandes spécialisées ou simplement pour compléter les grandes commandes, ce qui leur permettaient de livrer à temps et de garder leur clientèle satisfaite. . Ce système est bien loin de l’image que l’on s’imagine d’une profession ambitieuse et compétitive, bien au contraire les orfèvres travaillaient ensemble, maintenant une entente corporative d’autant que la profession s’était bien agrandie pour intégrer artistes, sculpteurs, ornemanistes mais aussi fondeurs, ciseleurs etc. Une collaboration artistique entre orfèvres comme entre ornemanistes n’était donc pas improbable, ce qui peut parfois aujourd’hui compliquer les attributions lorsque les pièces ne sont pas signées.
Ce vase fut reçu en 1876 par le comte Frédéric de Lagrange successivement député puis sénateur mais surtout propriétaire d’une écurie qui devait remporter de nombreux succès sur les champs de courses. Le comte de Lagrange décède sans descendance le 22 novembre 1883 et n’est présent à son décès que le baron Georges Napoléon Baude, ambassadeur à la retraite qui aura lui six enfants ; malheureusement les héritiers du comte de Lagrange sont inconnus et il semble probable que ce vase ait été vendu après à sa mort.
BIBLIOGRAPHIE :
Un âge d’or des Arts Décoratifs 1814-1848, catalogue de l’exposition, Paris, Galeries du Grand Palais, 1991
Geoffroy-Dechaume : dans l’intimité de l’atelier, exposition 2013
Anne Dion-Tenenbaum, Orfèvrerie française du XIXe siècle, Louvre, 2011
L’art en France sous le Second Empire, , catalogue de l’exposition, Galeries nationales du Grand Palais, 1979. Charles Blanc,
Les Artistes de mon temps, Paris, 1876 Fond Maciet, Bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs, Paris