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Synthèse de l’art et de la Nature : La magie de l’orfèvrerie allemande du XVIe siècle

Orfevrerie Expo

Cette exposition, en la Fondation Bemberg, de chefs-d’œuvre de l’orfèvrerie allemande issus de l’exceptionnelle collection de Rudolf August Oetker (1916-2007), s’annonce comme une véritable révélation pour le public français à deux titres. D’une part, montrée seulement deux fois en Allemagne, cette collection est visible pour la première fois en France et, d’autre part, l’orfèvrerie française étant elle-même particulièrement rare du fait des destructions opérées sous l’Ancien Régime puis la Révolution, l’orfèvrerie de la Renaissance est quasiment absente du paysage artistique et muséal de notre pays.

La collection Oetker est constituée de pièces d'orfèvrerie civile allemandes datées des XVIe et XVIIe siècles. Elle comporte de grandes pièces d'apparat, aux formes très éclectiques, allant du hanap à la chope, pièces dont la parfaite maîtrise atteste du savoir-faire d’artisans qui excellaient dans un répertoire ornemental imposant et utilisant une remarquable profusion naturaliste.

Orfèvrerie Weber
© Collection Rudolf-August Oetker

POUR ALLER PLUS LOIN…

Le XVIe siècle est l’époque où l'orfèvrerie s'émancipa de la production liturgique. Sur un plan stylistique, les formes du gothique s'étaient si fortement imposées dans l'orfèvrerie entre les XIIe et XVe siècles que, malgré les progrès de la Renaissance, elles restèrent durablement perceptibles durant le XVIe siècle. Cette résistance fut d'autant plus forte que l'organisation des corporations favorisait le traditionalisme. En effet, depuis le XIIIe siècle, les orfèvres s’étaient organisés en corporations dotées de statuts qui, pour chaque ville, définissaient l’organisation de la profession et réglementaient l’usage des poinçons, véritables signatures des orfèvres. C’est seulement après le milieu du XVIe siècle que se fit jour le maniérisme, art savant s’il en fut.

L'orfèvrerie de la Renaissance telle que nous la découvrons dans les œuvres de la collection Oetker rompt délibérément avec les traditions gothiques. Les pièces d'orfèvrerie, jusque-là architecturales de formes, et ressemblant souvent à de petits monuments font désormais la part belle à la figure humaine, les allégories prenant de plus en plus de place dans le répertoire iconographique. Cette rupture ne se fit pas partout avec la même force, et l'Allemagne conserva durant une partie du  siècle un peu de cet esprit gothique si ancré dans sa tradition artistique. C'est en fait à la suite des innovations de Peter Vischer l'Ancien (Nuremberg, vers 1455-1529), que l'art décoratif allemand s'italianisa. Les formes s'étirent alors, se découpent et disparaissent souvent sous une ornementation d'une exubérance prononcée. La diffusion des modèles dessinés ou gravés, explique le caractère européen que revêtit rapidement ce courant, même si l’exubérance que l’on relève  en Allemagne (notamment dans les objets de Nuremberg et Augsbourg) n’a guère d’équivalents ailleurs en Europe.

© Collection Rudolf-August Oetker

La sélection de près d’une cinquantaine de pièces d’orfèvrerie révèle les prouesses techniques et esthétiques réalisées par les plus grands maîtres orfèvres de Nuremberg, d’Augsbourg, de Hambourg, de Dresde et de  Berlin. Même si on trouve aussi dans la collection des œuvres aux poinçons d’autres villes, deux centres se détachent néanmoins dans la production d’orfèvrerie allemande du XVIe siècle : Nuremberg et Augsbourg. Cette dernière ville, dont la collection Oetker conserve de  nombreuses productions, devint à la fin du XVIe siècle le second centre d’orfèvrerie allemande après Nuremberg. Les nombreux ateliers de la ville profitaient en fait des commandes des ducs de Bavière et de la cour impériale que relayaient, sur place, la puissante banque des Fugger, ou d’autres puissantes dynasties commerçantes et de haute finance, telles que celle des Welser. Ces dernières étaient les créanciers des rois et des empereurs tels que Maximilien, Charles Quint, ou Philippe II, et Augsbourg était alors, au-delà de l’art de l’orfèvrerie, une des capitales de l'art allemand de la Renaissance, avec des peintres tels que Hans Holbein l'Ancien, Hans Burgkmair, ou des humanistes tels que Konrad Peutinger.

Il faut rappeler que le domaine de l'orfèvrerie comprend non seulement les techniques propres au travail des métaux précieux, mais aussi celles qui concernent les matériaux de qualité entrant dans la réalisation de certaines pièces (émail, ivoire, nacre, etc.), et à ce titre, la collection Oetker fait la part belle à ces matériaux permettant l’expression de la plus grande fantaisie. En effet, les pièces présentées illustrent non seulement la perfection du savoir-faire des artisans de l'époque, mais aussi le goût d’alors pour l'alliance du décor gravé ou repoussé et des matériaux exotiques. Cette production de grand luxe, tournée vers les objets de décoration, mêlait volontiers le métal aux matériaux les plus variés  Dans les « Chambres aux merveilles », les « Wunderkammer », les princes allemands dépensaient des fortunes pour rassembler des raretés venues de lointaines contrées : ivoires, noix de coco, perles, nacre, coraux et coquillages qui, embellis par de précieuses montures représentaient la synthèse de l’art et de la Nature. Ainsi sont nées ces coupes composites dont les formes insolites sont caractéristiques de l’imagination des orfèvres maniéristes. En raison de la complexité technique de leur art, les orfèvres étaient d’ailleurs les artisans dont l’apprentissage étaient le plus long, puisqu’il durait en moyenne huit ans. Il fallait à ces orfèvres non seulement maîtriser le travail du métal, mais aussi savoir bien d’autres choses et notamment convertir les poids et les monnaies. Un examen sanctionné par un « chef-d’œuvre », prouvant l’aptitude à pratiquer toutes les techniques de l’orfèvrerie, de la fonte à la gravure, validait le passage au statut de maître.

Nautile monté en hanap - Peter Bohrs Berlin, vers 1650-1660 © Collection Rudolf-August Oetker

La plupart des objets exposés étaient en fait des objets de prestige ou d’ornement. La tradition d’hospitalité des aristocrates et des grands bourgeois de la Renaissance impliquait la possession d’une vaisselle d’exception : la table était une nécessité sociale et l’expression favorite du pouvoir, et l’élément le plus caractéristique du décor des salles de banquet était la présence d’importants meubles en étagères (ils pouvaient atteindre jusqu’à douze degrés). Sur ces meubles étaient disposées la vaisselle précieuse et l’orfèvrerie (hautes coupes sur pied, rafraîchissoirs, bassins, aiguières). Le plus souvent, la vaisselle d’apparat ne quittait pas le buffet et, lors du repas somptuaire, elle était réservée à un rôle d’exposition. D’ailleurs; le buffet d’orfèvrerie accompagnait souvent son propriétaire dans nombre de ses déplacements, et des écrins et étuis pour le voyage étaient systématiquement réalisés pour les services d’apparat.

Si en dehors des voyages, la vaisselle d’apparat, réservée à l’ostentation de la richesse de son possesseur, ne quittait pas le dressoir, son usage décoratif explique aisément les dimensions impressionnantes de ces hautes coupes sur pied, en argent doré ou vermeil, travaillées au repoussé et ciselées : les « Pokal ». Ces coupes à usage décoratif participaient donc en Allemagne à la Renaissance au cérémonial en étant exposées lors des réceptions aristocratiques, mais elles tenaient d’ailleurs aussi une bonne place dans les collections municipales, ou dans celles des institutions officielles.

Sur un plan stylistique, la forme des coupes trouvait souvent son origine dans les formes végétales (grenades, poires (cat.50), etc), tout comme les personnages faisant corps avec la tige et venant l’animer de façon pittoresque étaient inspirés de la vie quotidienne (par exemple on trouve sur l’une des coupes de la collection (cat.11) un amusant gentilhomme en bel habit de l’époque). Les coupes d’apparat servaient parfois tout de même lors des mariages, comme les doubles coupes, faites de deux coupes superposées et inversées, où chacun des époux devait boire (cat.39 et 40).

Incroyablement variés dans leurs formes, les gobelets où l’on buvait le vin ou les chopes à bière pouvaient prendre des apparences ludiques ou illustrer des aspects anecdotiques de la vie familiale (certaines étaient spécialement destinées aux accouchées). Des inscriptions édifiantes ou humoristiques personnalisaient d’ailleurs certaines chopes, même si celles de la collection Oetker présentent plutôt des paysages animés ou un décor de végétaux (cat. 33,37).

Dans le registre des formes, on doit évidemment signaler les savoureuses nefs (cat.17, 18, 20, 21). Pièce d’orfèvrerie aux allures de navire appelée « nef de table », la nef est en fait un objet d’origine médiévale. Cet objet était à l’origine, sous l’apparence d’un vaisseau, une sorte de coffret au couvercle formant le pont d’un bateau et dont le coffre figurait la coque. La nef pouvait renfermer le nécessaire d’un haut personnage (un couvert), mais elle permettait surtout de marquer la place d’honneur du dit personnage, et c’est d’ailleurs du nom de cet objet, « vaisseau de table », que vient le mot de vaisselle. Le «vaisseau de table» était porté en début de repas sur la table du noble personnage, et sa présence honorait celui devant lequel il était placé. A la Renaissance, ces bateaux peuplés de petits personnages, comme on peut le voir au sein des objets de la collection Oetker, étaient des chefs-d’œuvre de luxe, emblématiques du goût des élites allemandes pour la fantaisie et l’invention. Leur forme et leur fonction les placent d’ailleurs à mi-chemin entre l’œuvre d’apparat, l’objet de curiosité et l’objet utilitaire, tant et si bien que : objet décoratif ou objet fonctionnel? La question est parfois difficile à trancher. En effet, si, comme nous l’avons souligné, des objets en forme de nef étaient associés depuis le Moyen Âge au cérémonial du repas, une pièce d’orfèvrerie de ce type, en forme de navire, pouvait contenir salière, épices, couteau ou serviette d’un grand personnage.

La nef par la somptuosité de sa forme est aussi un objet caractéristique du cabinet de curiosités ou « chambre des merveilles », ce lieu connu, dans le monde germanique, sous le nom de « Wunderkammer ». Dans cette pièce étaient exposés des objets extraordinaires classés par catégorie et symbolisant, par leur spécificité, la création dans toute sa diversité. L’univers végétal et animal fascinait les savants de l’époque, qui s’efforçaient alors de classifier et cataloguer l’ensemble des espèces naturelles. Il convient donc de ne pas s’étonner si les pièces de la collection Oetker, revêtant toujours un caractère attractif et spectaculaire, conjuguent souvent les techniques et les ornements exceptionnels façonnés pour la mise en valeur de coquillages (cat 43), d’œuf d'autruche ou d’ivoire (cat.46).

La « Wunderkammer » était en fait le prolongement des « essais », une superstition médiévale : les princes de la Renaissance cherchaient à acquérir comme leurs prédécesseurs du Moyen Age, en croyant parfois encore à leurs vertus surnaturelles, les matières naturelles exotiques auxquelles on attribuait la vertu de détecter, voire de neutraliser la présence d’un poison dans la nourriture (il en allait ainsi par exemple du corail). Ces matières, venues parfois des confins du monde connu et rejointes par d’autres chez lesquelles l’étrangeté prit le pas sur la croyance en des vertus magiques (œufs d’autruches, coquillages, noix de coco…) furent alors montées par les orfèvres de la Renaissance et, tournées, gravées ou ciselées, furent promues au rang d’œuvres d’art à part entière.

A la fois événement et privilège, l’exposition de la collection Oetker permettra, au travers d’une parfaite synthèse de la nature et du talent des hommes, d’entrevoir la splendeur de l’art de vivre dans la noblesse et la haute bourgeoisie allemandes du XVIe siècle…

Philippe Cros
DIRECTEUR DE LA FONDATION BEMBERG

Exposition, en la Fondation Bemberg

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