Par Stéphane Renard Fine Art
250 x 360 mm – Encadré : 38.5 x 48.5 cm
Signé « Niki » en bas à droite et au verso
Provenance : Descendance de Frédéric Rossif (1922 – 1990)
Dans cette lettre de remerciement envoyée au réalisateur Frédéric Rossif, Niki de Saint-Phalle exprime toute sa créativité, en multipliant les motifs de serpents – l’animal qui symbolise ses blessures d’enfance - mais également en enroulant les phrases autour des différentes images inspirées par son voyage au Nouveau Mexique. Grâce à ces véritables miniatures, cette lettre devient une œuvre d’art à part entière qui nous fait pénétrer dans l’intimidité de l’artiste, nous révélant ses fragilités mais aussi sa volonté farouche de terrasser le passé.
1. Niki de Saint-Phalle, une femme artiste majeure du XXème siècle
Niki de Saint-Phalle (1930-2002) est une des artistes franco-américaines les plus importantes de la scène artistique du XXe siècle.
Dès le début de sa carrière dans les ...
... années 1950, Niki de Saint Phalle défie les conventions artistiques en créant des œuvres ouvertement féministes, performatives, collaboratives et monumentales. En France, elle rejoint au début des années 60 le groupe des Nouveaux Réalistes où elle se lie avec celui qui deviendra son deuxième mari en 1971, le sculpteur d’origine suisse Jean Tinguely.
Très tôt, Saint Phalle va à l'encontre des normes artistiques acceptées, créant des œuvres d'art qui utilisent l'assemblage et des modes de production performatifs – ses fameux Tirs - ainsi que des sculptures à grande échelle comme ses Nanas. À partir de la fin des années 1960, Saint Phalle étend sa pratique à des projets architecturaux visionnaires, des jardins de sculptures, des livres, des gravures, des films, des décors de théâtre, des vêtements, des bijoux et, bien sûr, son propre parfum.
Installée aux Etats-Unis à partir de 1994, Niki de Saint Phalle s'est également intéressée aux grand enjeux politiques et sociaux de son temps. Abordant des sujets allant des droits de la femme au changement climatique et à la sensibilisation au VIH/sida, elle a souvent été à l'avant-garde des questionnements de son époque.
2. Niki de Saint-Phalle et le cinéma
A l’instar d’autres Nouveaux Réalistes, Niki de Saint Phalle va s’intéresser au cinéma. Si le projet Nana Island ne dépasse pas l’étape du script, elle se lance en 1972 dans le tournage de Daddy. Débutant comme une « bedtime story », le film raconte lors de flashbacks en noir et blanc les jeux troublants et incestueux d’un père avec sa fille, puis la vengeance en couleur de cette fille devenue adulte.
Elle se lance ensuite dans le script de Camélia et le dragon, finalement intitulé Un rêve plus long que la nuit, récit initiatique d’une jeune fille à la recherche de l’amour. Succession d’aventures oniriques et surréalistes, le film ne rencontre que peu d’écho. Le site de la Niki Charitable Art Foundation nous indique que Frédéric Rossif a codirigé ce film sorti en 1976 avec Niki de Saint-Phalle. Nous pensons donc que notre lettre date de 1975 ou de 1976 et témoigne de l’accompagnement de Frédéric Rossif en amont de ce film.
Cette datation est cohérente avec l’allusion à un projet de jardin de sculpture. Le projet du Jardin des Tarots a mûri pendant plusieurs années après la rencontre en 1974 de Marella Agnelli (dont la famille lui offrira le terrain où ce jardin sera réalisé), avant le lancement des premières fondations en 1978.
3. Des enluminures qui symbolisent les blessures de l’artiste mais aussi (et surtout) sa résilience
Les petites miniatures qui parsèment cette lettre, apparemment anodines, nous révèlent les blessures qui hantent l’artiste de manière obsessionnelle mais symbolisent surtout la fierté de l’artiste d’avoir su les dépasser.
Le thème du serpent, annoncé dès les premières lettres aux formes annelées, domine cette correspondance : un serpent s’enroule au cœur de la page autour d’une forme ovale ; six ou sept têtes de serpent créent une sorte de créature chimérique, tandis qu’un long serpent au corps méticuleusement enluminé de motifs psychédéliques sinue au pied des montagnes du « New Mexico Sunset ». L’écriture à son tour se fait sinueuse ; comme par une association d’idée les phrases s’enroulent autour des images.
Le motif du serpent, figure inquiétante qui apparaît souvent dans son œuvre, évoque pour Niki de Saint Phalle l’été au cours duquel elle a été abusée par son père à l’âge de 11 ans, souvenir également associé à sa rencontre avec des reptiles menaçants. L'artiste révèle cette part d’ombre dans son livre intitulé Mon secret : « Un calme épais et séduisant enveloppait ma promenade à travers les champs. (...) un gros rocher gris qui me barrait la route était trop grand pour que je l’ignore. Entrelacés au sommet, deux serpents opulents et noirs, au venin mortel, bougeaient doucement. Je m’arrêtai terrorisée ; je n’osais plus bouger ni respirer. » Ce livre dans lequel elle évoque le drame est d’ailleurs sous-titré « L’été des serpents » illustrant bien la dimension métonymique que prendront désormais les serpents dans l’univers mental de Niki de Saint Phalle.
En rendant le serpent banal par son omniprésence, Niki de Saint Phalle cherche à vaincre une phobie, à exorciser une période douloureuse, à surmonter terreurs et blessures d’enfance. « En fabriquant moi-même des serpents, j’ai pu transformer en joie la peur qu’ils m’inspiraient. Par mon art, j’ai appris à dompter et à apprivoiser ces créatures qui me terrorisaient.» Les trois serpents représentés ici peuvent peut-être être compris comme le symbole de trois étapes de son parcours psychanalytique : la terreur du viol, symbolisée par ce serpent enroulé sur une pierre qui lui rappelle cet été incestueux; la révolte, symbolisée par cette créature chimérique qui semble se débattre sous nos yeux, et, enfin la maîtrise et le dépassement de soi représenté par ce serpent qui s’éloigne vers la droite, c’est-à-dire vers son futur, la tête haute.
Le scorpion qui apparaît sur la gauche, désigné sous son nom latin – également utilisé en astrologie – de scorpio prend aussi une dimension autobiographique particulière quand on se rappelle que notre artiste est née un 29 octobre, sous le signe du scorpion ascendant scorpion ! Niki de Saint Phalle a toujours revendiqué fièrement son ascendance astrologique de Scorpion. Dans une de ses autobiographies, elle écrivait d’ailleurs "mon signe astrologique est celui du double scorpion, un signe pour vaincre les obstacles. J'appendrais à les aimer, les obstacles".
Un dernier motif nous semble être un portrait cryptique de l’artiste, même s’il renvoie également comme le scorpion à l’univers du Nouveau Mexique : la fleur du désert (« desert flower »). Alors que sa corolle évoque la forme d’un vagin, suspendu à une frêle tige, son nom pourrait symboliser la solitude de la jeune fille abusée qui n’a personne à qui confier son lourd secret. Dans ce contexte, la phrase « j’apprends le karaté », résume sa volonté de prendre résolument sa vie en main.
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